On peut penser que la recherche de vestiges ou de traces de parcellaires datant de l’Âge du Bronze ou des deux Âges du Fer dans la péninsule ibérique est tout simplement impossible. On n’espère pas, en effet, rencontrer des formes fossilisées visibles sur le terrain comme le sont celles du Dartmoor ou du Bodmin Moor en Cornouailles (Fleming 2008). De même, on n’imagine pas que des campagnes de prospection aérienne ou la pratique patiente de la photo-interprétation puisse donner, par des traces visibles sur des photographies aériennes, des résultats comparables à ceux qu’on obtient plus au nord, en France, aux Pays-Bas, dans les pays germaniques ou scandinaves et dans les Îles Britanniques, ou même dans des pays méditerranéens, comme dans le Tavogliere des Pouilles en Italie du sud, où des indices extrêmement nombreux ont permis la lecture de formes du Néolithique et de la Protohistoire.
Cette brève note a néanmoins pour but de tenter d’ouvrir une brèche dans cette opinion un peu compacte, bien que en partie fondée. En effet, je souscris pleinement au constat de la difficulté que présente la recherche dans les pays ibériques. Mais il me semble qu’une recherche expérimentale pourrait être de nature à modifier quelque peu l’idée. Le problème, selon moi, est de nature méthodologique et non historique. Autrement dit la question n’est pas de se dire qu’il n’y a peut-être pas eu de parcellaires ou de planimétries à ces hautes époques, mais plutôt de se dire qu’on ne sait pas bien comment les chercher ni ce qu’il faut voir.
D’autres chercheurs ont déjà tenté cette recherche. Ricardo González Villaescusa, par exemple, s’est interrogé sur le fait de savoir s’il y avait possibilité d’identifier des formes protohistoriques ibériques dans le Levant espagnol (González Villaescusa, 2002).
En choisissant quelques exemples dans l’Alentejo, au sud du Portugal, il me paraît possible de suggérer que la recherche de formes planimétriques anciennes est du domaine du possible, et qu’ensuite ces formes peuvent, avec toute la prudence qui s’impose, être éventuellement rapportées à des périodes préromaines.
Pour la bonne lecture de cette note, on suggère au lecteur d’afficher les missions indiquées (Google Earth ; Live Search Maps) sur son ordinateur et effectue les agrandissements nécessaires pour mieux voir les traces dont il est question.
Lombador
Dans ce modeste lieu du sud de l’Alentejo, la disposition actuelle du parcellaire est un éventail de grandes parcelles triangulaires centrées sur le village. Mais lorsqu’on effectue des agrandissements significatifs de l’image de Bing Maps (Live Search Maps), quasiment à la limite de la résolution, la texture de l’image met en évidence de très nombreux alignements fossiles dont la plupart correspondent à des parcellaires ou à des modelés agraires disparus.
Par exemple, dans le schéma d’interprétation donné ci-dessous, les traces vertes sont à mettre en relation avec le parcellaire médiéval et moderne. Mais les traces rouges sont discordantes et soulignent une phase antérieure du dessin parcellaire. Bien entendu il est ici complètement impossible de spéculer sur l’ancienneté ni même l’exacte contemporanéité de ces traces. Il n’y a pas de forme remarquable, pas de métrologie particulière qui attirerait l’attention sur telle ou telle strate. L’exemple n’a pas d’autre ambition que de démontrer la possibilité de lecture de très nombreuses traces fossiles ? Qu’on en fasse l’inventaire, qu’on en dresse la cartographie et il sera alors possible d’évaluer ou non la pertinence d’une recherche.
Fig. 2 - Lombador. Interprétation du cliché précédent.
Serpa
Voici un autre exemple, du même genre. Au sud de Serpa, dans des charnecas dénudées et livrées à la culture situées à l’est de la Quinta de São Brás, une véritable transparence de l’image aérienne disponible permet des lectures de paléoformes.
Le schéma d’interprétation de cette zone offre, en plus du parcellaire actif contemporain, deux autres orientations parcellaires utiles pour reconstituer d’éventuelles planimétries agraires anciennes.
Fig. 4 - Serpa, Alentejo. Quinta de São Brás. Interprétation du cliché précédent.
Outeiro do Circo
Avec cet exemple, il est possible de franchir un pas supplémentaire. Il est inutile de présenter ce site majeur de la fin de l’âge du Bronze aux lecteurs de ce blog, ni même de leur dire combien une utilisation intelligente de l’image aérienne permet d’avancer dans la connaissance de l’oppidum : il suffit de lire l’article « Photo-interprétation à Outeiro do Circo ».
Mon but est de montrer que les environs de l’oppidum sont porteurs d’une information paléo-planimétrique intéressante qui peut apporter des connaissances sur des états antérieurs de l’occupation du sol.
Le parcellaire du XXe s., observable sur les plus anciennes photographies aériennes, est de forme géométrique courante, traduisant des divisions d’époque moderne. Il ne transmet donc pas d’informations plus anciennes. Pour cette raison, l’identification de formes plus anciennes ne peut se faire que par des indices appropriés en photo-interprétation : traces d’humidité sur sols nus ou de coloration et de hauteur dans les végétaux.
Fig. 5 - Le parcellaire actuel autour de Outeiro do Circo. Document G. Chouquer.
Les diverses missions disponibles donnent des informations, notamment sous la forme de marques humides sur le sol. On peut utiliser la mission en Noir et Blanc de 1984, ou celle de 2006 sur Gooogle Earth.
Et c’est ici qu’apparaît le problème méthodologique. L’observation des images laisse apparaître très nettement une espèce de trame paléohydrographique très fortement diffusée dans l’espace et microdivisée, qui est traduite sur les images par de très vifs indices hygrographiques (damp marks de la terminologie anglaise). Peut-on considérer que ces traces sont uniquement des formes hydrographiques?
Fig. 6 - Beringel, à l’est du gisement de Outeiro do Circo. Détail de la mission de 2003 mise à disposition sur Google Earth. L’échelle linéaire est de 500 m.
Fig. 7 - Beringel, Outeiro do Circo. Interprétation exclusivement hydrographique du cliché précédent. L’échelle linéaire est de 500 m.Nous pouvons, au contraire, considérer que la densité et la forme de cette trame suggèrent d’anciens modes d’organisation agraire. Deux aspects peuvent attirer l’attention :
— La forme croisée des lignes désigne non pas une forme hydrographique entièrement naturelle, mais une forme probablement hybride, hydro-parcellaire.
— La présence de traces humides épaisses, mais dont une limite est en ligne droite, et ceci sur le côté aval de la pente, suggère une limite, un effet de barrière, ou un obstacle à la libre circulation de l’eau en surface. Cette barrière, c’est une limite (fossé, haie, terrasse selon les cas) qui a longtemps retenu les feuillages, l’humidité et créé localement un milieu différent dont la marque est ainsi visible sur des images aériennes.
C’est ainsi que d’anciennes limites agraires peuvent être repérées, mêmes après leur disparition.
Fig. 8 - Beringel, Outeiro do Circo. Lecture de l’effet de barrière dans la circulation des eaux de ruissellement, permettant de mettre en évidence d’anciennes limites agraires.Dans ces conditions, nous pouvons proposer une cartographie plus vraisemblable des traces d’humidité qui associe un réseau hydrographique et un parcellaire.
Fig. 9 - Beringel, Outeiro do Circo. Les marques soulignées par la couleur marron renvoient à un probable parcellaire de type hydro-parcellaire.
La carte suivante exploite cette piste pour l’ensemble de la zone entourant le site de Outeiro do Circo. Ce relevé propose différentes informations : des voies dessinant un croisement à l’est du site de l’oppidum ; de nombreuses traces de limites parcellaires. Comme ces traces n’ont rien à voir avec la planimétrie actuelle, nous sommes donc en présence d’une strate archéologique.
Bien entendu, un relevé de photo-interprétation ne donne pas la date des éléments, ni ne donne d’éléments pour attester ou non la contemporanéité de toutes ces traces. Il faut, à cette étape, relayer la recherche en changeant de méthodologie.
Fig. 10 - Mombeja et Beringel, Outeiro do Circo. Relevé des traces de voies et de parcellaires fossiles visibles sur les missions aériennes.
En guise de conclusion....
Ces quelques exemples suggèrent que la recherche sur les planimétries préromaines en Alentejo - habitats, voies et parcellaires - doit passer par une phase de cartographie de tous les indices lisibles sur les missions aériennes. La méthodologie revient à constituer des cartes de compilation, à la plus grande échelle possible, afin de lire les détails. Cette cartographie ne répond pas définitivement à la question de l’identification ni à celle de la datation des parcellaires, mais elle est néanmoins un passage obligé de la recherche.
Lexique
Carte de compilation
Carte sur laquelle on reporte toutes les informations utiles lues sur les missions aériennes et les cartes, afin de disposer d’une représentation à la même échelle. Avec des outils de superposition comme Adobe Illustrator, ou mieux, avec un SIG, on peut réaliser cette superposition film par film et disposer d’un précieux outil de travail et de comparaison.
Hydroparcellaire, fluvioparcellaire, trame fluviaire
Ces termes hybrides qui associent à chaque fois un mot désignant le réseau hydrographique (hydro/ fluvio) et un autre désignant la trame parcellaire ou viaire désignent des formes dans lesquelles l’interpénétration entre les éléments naturels et les éléments socialement construits atteint un degré tel qu’il est sans intérêt de chercher à séparer le physique du social. Ainsi, beaucoup de trames parcellaires construites par les habitants et les agriculteurs ne sont que l’aménagement de réseaux naturels de circulation en surface des eaux.
Indice hygrographique
Trace d’humidité en surface individualisée par rapport à un contexte plus sec, et qui peut traduire une forme disparue. Les indices hygrographiques révèlent le plus souvent des paléochenaux et des parcellaires.
Métrologie
Analyse des mesures et de leur éventuelle répétition (ce qu’on nomme périodicité) dans une trame quelconque. La métrologie est l’un des volets de l’analyse de morphologie agraire (ou urbaine).
Parcellaire actif / fossile
On nomme parcellaire actif le parcellaire en usage au moment de la prise de vue. Il s’oppose au parcellaire fossile, fortuitement préservé ou réapparu grâce à des indices d’humidité ou de coloration de la végétation.
Planimétrie.
On donne à ce terme son sens premier en géographie : tout ce qui, à la surface de la terre, n’est ni l’orographie (relief), ni l’hydrographie (cours d’eau), c’est-à-dire l’habitat, les voies de communication, le parcellaire, les modelés agraires, les divers monuments. Lorsqu’on réalise une analyse de morphologie agraire on ne travaille pas exactement sur un “paysage” mais sur un ensemble de formes planimétriques.
Bibliographie
Andrew FLEMING, The Dartmoor reaves. Investigating prehistoric land divisions, ed. Windgather Press, 2008 (1ère édition en 1988), 224 p.
Ricardo GONZÁLEZ VILLAESCUSA, Las formas de los paisajes mediterráneos, Universidad de Jaén, 2002.
Site de l’archéogéographie : www.archeogeographie.org
Gérard Chouquer
Directeur de recherches au CNRS-INSHS
et professeur d’archéogéographie à l’Université de Coimbra
(juillet 2010)
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